Thierry Verdel est recteur de l’Université Senghor à Alexandrie (Egypte). Il est aussi responsable de la commission « gouvernance du numérique » au sein de la Conférence des recteurs de la région du Moyen-Orient (CONFREMO). L’Université Senghor, Opérateur direct de la Francophonie, offre, depuis maintenant plus de 25 ans, des formations pluridisciplinaires et pluri-thématiques consacrées au développement durable dans un contexte de mondialisation. Nous l'avons rencontré.
Après trois ans d’exercice en tant que recteur, quel bilan pourriez-vous dresser pour l’Université Senghor ?
Durant ces 3 dernières années, l’Université Senghor s’est considérablement transformée, tant dans son organisation interne que dans ses orientations. S’appuyant sur sa dimension panafricaine d’origine et son développement en Afrique initialisé par mon prédécesseur, l’Université s’est dotée d’un véritable plan stratégique, élaboré conjointement par toutes les parties prenantes à son fonctionnement et à sa mission : alumni, étudiants, membres des conseils académique et d’administration, partenaires et bien sûr toute l’équipe de direction chargée de la mise en oeuvre de nos programmes de formation à Alexandrie ou sur nos campus. C’est donc d’abord une véritable révolution managériale qui a été opérée pour faire passer l’Université d’une organisation centralisée et pyramidale à une organisation qui mobilise toutes ses forces dans une approche de co-construction collaborative.
Ensuite, nous avons rénové nos programmes de formation en mettant l’accent sur le développement des compétences transversales de nos étudiants. De ce point de vue, nous avons fait d’Alexandrie, le laboratoire d’innovation et d’expérimentation pédagogique via lequel nous sommes en train de moderniser tous nos programmes de formation, notamment sur nos campus. Nous avons également investi dans la production de cours en ligne et notamment de cours en ligne ouverts et massifs nous permettant de toucher un public beaucoup plus large qu’aujourd’hui et de proposer au service des jeunes et des moins jeunes, des formations d’excellence et originales.
Nous avons aussi investi massivement dans le numérique et notamment dans la gouvernance par le numérique. Toutes nos opérations se traduisent désormais par la production de documents collaboratifs uniques, qui nous permettent de faire un suivi rigoureux et continu et de disposer d’un tableau de bord de nos activités actualisé en temps réel. De ce point de vue, je crois que nous sommes exemplaire en Afrique mais aussi dans tout l’espace francophone compte tenu des moyens limités dont nous disposons. Cette transformation numérique nous l’avons également mise au service de nos étudiants en développant son utilisation dans le cadre des cours.
Dans un de vos discours vous avez déclaré que les bâtisseurs de la Nouvelle Afrique se forment à Senghor. Pourriez-vous argumenter cette affirmation ?
En effet, l’Université a pour mission de contribuer au développement africain par la formation des cadres. C’est la mission qui lui a été confiée à sa création. Depuis son origine, elle forme des jeunes cadres provenant de toute l’Afrique francophone et d’Haïti dans le domaine de la gestion de projets et plus particulièrement dans les domaines de la Culture, de l’Environnement, de l’Administration et de la Santé. La formation est professionnalisante dans le sens qu’elle prépare les étudiants à concevoir, piloter, évaluer des projets dans ces domaines en les dotant des méthodes et outils modernes de gestion de projets. Par ailleurs, à travers diverses activités inscrites dans les programmes ou déployées en marge des programmes, nous cherchons à développer la capacité d’innovation et de leadership de nos étudiants. Enfin, l’expérience interculturelle, unique en son genre, que vivent notamment nos étudiants à Alexandrie durant deux ans, les prépare à mobiliser toutes les forces du continent pour développer des projets ambitieux. C’est ainsi que nombreux sont nos étudiants à occuper des postes à haute responsabilité, dans les administrations des pays, dans les organisations des nations unies ou dans les grandes ONG internationales et nous en sommes particulièrement fiers.
Comment l’Université Senghor joue-t-elle son rôle d’opérateur de la Francophonie ?
En tant qu’Opérateur de la FrancophonIe, nous alignons nos actions au cadre d’actions défini par la Francophonie. Nous incarnons cette solidarité active, chère à la Francophonie, en offrant un programme de bourses à nos étudiants et en délivrant en Afrique des formations d’excellence à prix coûtant. Nous appliquons et faisons la promotion des valeurs de respect mutuel, d’égalité, de bonne gouvernance. À titre d’exemple, nous avons atteint la parité femmes-hommes chez nos étudiants recrutés à Alexandrie, pour la première fois de notre histoire cette année. Nous développons également la part des femmes et notamment des femmes africaines dans le corps professoral de l’Université. Plus généralement, nous tâchons de démontrer à nos étudiants et nos partenaires l’intérêt d’avoir une langue en partage et la force que cela représente et sur laquelle ils peuvent s’appuyer pour déployer des projets ambitieux et favoriser la collaboration internationale dans l’espace francophone. En tant qu’institution de la Francophonie nous participons bien sûr aux principales instances de la Francophonie et apportons nos contributions à la définition de ses orientations stratégiques. Nous collaborons également avec les autres opérateurs pour renforcer certaines actions menées par la Francophonie sous l’impulsion de l’Organisation internationale de la Francophonie.
Comment se porte la Francophonie en Égypte et quelles sont les perspectives pour son évolution ?
La Francophonie en Égypte a une dimension historique, particulièrement présente à Alexandrie, dans les enseignes de magasins, la présence de nombreuses écoles francophones et l’existence d’une frange de la population qui utilise le français comme une langue de partage entre les diverses communautés qui la composent, d’origines grecque, syro-libanaise, arménienne, etc. On estime à 3 millions aujourd’hui le nombre de locuteurs de français en Égypte. La demande de français est grande. Les écoles francophones, nombreuses en Égypte, n’arrivent pas à y répondre entièrement. Les universités égyptiennes offrent plusieurs programmes francophones dans les domaines du droit, de la gestion et de la médecine qui accueillent également de nombreux étudiants africains francophones. L’Institut Français déploie également ses activités dans plusieurs villes de province pour répondre à cette demande qui est une demande de différenciation par rapport à la présence dominante de l’anglais. Le Français a donc un avenir important dans ce pays à forte démographie.
Les universités anglophones se multiplient dans la région. Les jeunes vous semblent-ils plus attirés par les formations anglophones ?
Effectivement, et particulièrement en Égypte, les formations et les universités anglophones se sont multipliées ces dernières années. On prête au système anglophone une approche plus professionnelle et plus professionnalisante et on l’associe davantage au monde des affaires tandis que le français reste indéniablement associé à la culture et à la littérature.
Néanmoins, les choses évoluent et peuvent changer. Le français est une force indéniable pour faire des affaires en Afrique et l’Afrique est le continent qui va connaître la plus forte croissance économique dans les années à venir. Cela conduit les jeunes de la région et surtout leurs familles, à s’intéresser également au Français, non pas en alternative à l’Anglais mais en complément comme un avantage comparatif sur le marché du travail.
Quels sont vos arguments pour attirer des étudiants à Senghor ?
Je dois dire tout d’abord que notre concours de recrutement est de plus en plus attractif. Nous avons ainsi recueilli près de 4000 candidatures à notre dernière édition pour 170 places disponibles à Alexandrie. Sur nos campus, nous voyons également un accroissement progressif d’attractivité avec le bouche à oreilles et les campagnes de communication que nous faisons sur les réseaux sociaux.
À Alexandrie, la formation est gratuite pour tous nos étudiants et nous avons un programme de bourses par lequel les étudiants qui en bénéficient sont pris en charge pour leur logement, un repas et le transport quotidien, une assurance médicale et une allocation mensuelle. Les étudiants non boursiers paient des frais d’inscription de 3000 €/an qui leur permet de bénéficier de la même prise en charge que les étudiants boursiers.
Mais plus généralement, c’est l’expérience interculturelle, la découverte de l’Égypte et la qualité de la formation qui attirent nos étudiants. Nos diplômés font d’ailleurs une bonne publicité de la formation qu’ils ont reçue à travers les associations nationales de diplômés.
Sur nos campus, les formations proposées se destinent principalement à des salariés en activité. Elles sont conçues en réponse à des besoins clairement identifiés et argumentés, qui ne sont pas déjà couverts par les établissements de formation nationaux. Ainsi elles attirent des candidats qui ont un véritable projet professionnel. Facturés à prix coûtant, elles restent relativement accessibles à ces professionnels qui ne peuvent se permettre de partir étudier à l’étranger. D’autre part, l’Université Senghor est bien connue en Afrique et la qualité de ses formations bien reconnue.
Que dire de la coopération Senghor / AUF ? Quelles perspectives ?
L’Université Senghor et l’AUF collaborent déjà depuis longtemps, notamment à travers le Campus Numérique Francophone de l’AUF que nous accueillons dans nos locaux.
À mon arrivée à l’Université Senghor, j’ai néanmoins souhaité renforcer notre collaboration avec l’AUF principalement à travers deux aspects. D’abord en rapport avec notre objectif stratégique d’accompagner les universités africaines dans leur transformation, nous collaborons étroitement avec l’Institut de la Francophonie pour la Gouvernance Universitaire (IFGU) et l’Établissement Spécialisé de la Francophonie pour l’Administration et le Management (ESFAM), deux instituts de l’AUF, dans la conception et la mise en oeuvre de formations et de rencontres universitaires sur la gouvernance universitaire.
Deuxièmement, l’AUF appuie une activité de recherche qui nous tient à cœur sur le concept d’Université entrepreneuriale dans l’espace Cames. Nous souhaitons en effet affirmer un tel statut pour l’Université Senghor mais aussi promouvoir une université africaine davantage proactive et soucieuse de l’employabilité de ses étudiants et son rôle de leadership dans le développement économique de son environnement.
Plus généralement, nous partageons plusieurs orientations stratégiques avec l’AUF et une vision commune du rôle que doivent jouer les Universités dans leurs communautés respectives. C’est pourquoi nos relations sont fluides et sont amenées à se renforcer dans les années futures.
Quel accompagnement offrez-vous aux étudiants pour les préparer au marché de l’emploi ? Pensez-vous que l’Université doit être au service de l’économie ?
Nous venons de mettre en œuvre une grande réforme pédagogique qui vise justement à faciliter l’insertion professionnelle de nos étudiants en introduisant des modules et des activités permettant le développement de compétences transversales telles que la communication interpersonnelle et sociale, la rédaction scientifique et l’esprit de synthèse, le travail en équipe et le travail en autonomie, la maîtrise des outils du numérique, la créativité et la culture entrepreneuriale, etc… Nous valorisons, par quelques crédits universitaires, l’investissement des étudiants dans des activités associatives à caractère social car c’est le lieu d’acquisition de compétences d’organisation et de gestion, de planification et de communication. Nous avons également introduit un long stage de fin d’études pour permettre à nos étudiants d’avoir l’occasion d’exprimer tout leur potentiel au sein d’entreprises et d’organisations qui voudront bien les accueillir et, nous l’espérons, les recruter. Nous avons introduit la classe inversée pour valoriser le partage d’expériences et l’acquisition de compétences durant le temps de présence de nos intervenants dont plus de la moitié sont des professionnels. Nous procédons à l’évaluation continue de nos étudiants, basée sur une approche par compétences et organisons autant de rattrapages que nécessaires pour garantir l’acquisition de compétences minimales à nos étudiants en difficulté.
Bref, nous avons bien pris conscience que l’acquisition de connaissances, à l’heure où les connaissances sont largement partagées sur internet, n’est plus la seule ni même la principale mission de l’Université à l’égard des étudiants. Il ne s’agit pas, bien entendu, de faire de l’Université une agence pour l’emploi, mais il s’agit de doter les étudiants d’une tête bien faite et d’un regard critique, mais aussi d’une capacité à apprendre par eux-mêmes, à s’adapter aux évolution rapides du monde actuel et aux besoins du marché du travail.
Selon moi, l’Université n’est pas au service de l’économie. Elle est au service de ses étudiants et à travers eux, au service de sa communauté. Et ce service peut prendre bien des formes non strictement économiques.
Quels sont les grands défis de l’Enseignement Supérieur dans les années à venir ?
L’Université en général et l’Université africaine en particulier a plusieurs défis majeurs à relever. Le premier est probablement celui de l’augmentation massive des effectifs étudiants qui résultent de l’accroissement rapide de la démographie africaine et celui du taux de scolarisation dans tous les pays africains. Il faudra former beaucoup plus de professeurs et revoir les méthodes d’enseignement pour y répondre.
Le deuxième défi est celui des filières et leur adéquation aux besoins du marché du travail. Les chiffres indiquent que dans la plupart des pays d’afrique, 80% de l’offre de formation concerne les sciences humaines et sociales alors que 80% des besoins relève des sciences et techniques.
Le troisième défi est celui des méthodes d’enseignement. À l’heure du numérique, avec le développement de la connectivité des pays africains qui ne saurait tarder, les universités africaines doivent moderniser leurs méthodes d’enseignement et tirer profit de la créativité des jeunes pour rattraper rapidement leur retard dans ce domaine. Les universités doivent notamment faciliter, encourager et valoriser les innovations et les expérimentations proposées par leurs enseignants. De ce point de vue, l’Université Senghor veut montrer le chemin.