La crise sanitaire que nous connaissons aujourd’hui, la suspension des cours et la fermeture des universités ont développé chez les enseignants un sentiment d’urgence pour se tourner vers le numérique en espérant sauver l’année académique. Or dans tout processus de changement, l’étape qui conditionne la réussite est la création d’un sentiment d’urgence auprès des collaborateurs pour les convaincre de la nécessité de changer et pour garantir leur implication dans le projet. Cette fois, Covid-19 a imposé cette urgence !
Wadad Wazen, responsable de l’Unité des Nouvelles Technologies Éducatives (UNTE) à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ) en témoigne.
Comment la stratégie numérique de l’USJ s’est-elle adaptée à la période de confinement et quel est le rôle de l’UNTE dans ce contexte ?
En réponse à cette urgence numérique, notre Université a mis en place tout un système pour mener à bien cette transformation. D’abord, une équipe forte a été constituée, rassemblant expertise, leadership et crédibilité. Il s’agit d’une cellule chargée d’élaborer un plan de continuité des activités se basant sur les valeurs USJ, l’excellence et la qualité dans la formation académique et humaine, en présentiel comme en ligne. Ensuite, le Recteur de l’Université, le professeur Salim Daccache s.j.,a communiqué la vision de l’USJ quant au numérique à toute la communauté pour une grande mobilisation de tous. En outre, un support techno-pédagogique personnalisé et collectif a été assuré : 300 enseignants ont suivi des formations relatives à l’enseignement à distance, un guide d’outils et de tutoriels vidéo ainsi qu’une série d’articles ont été mis à la disposition des enseignants sur la page de l’UNTE les aidant à définir le scénario pédagogique le mieux adopté pour leur enseignement. Plus encore, le réseau des Relais TICE, coordonné par l’UNTE, a été d’une grande efficacité: ces délégués numériques des différentes institutions de l’USJ, ont pu assurer auprès de leur collègues un support de proximité très important. A travers ce réseau nous avons pu garantir une diffusion généralisée de toutes recommandations ou nouveautés touchant l’avancement de l’enseignement à distance.
Comment le projet ADIP (Apprentissage à Distance et Innovation Pédagogique) de l’AUF a permis à l’UNTE d’évoluer et de proposer de nouveaux services ?
ADIP a été pour l’UNTE comme pour tous les partenaires du projet, plus qu’un projet de recherche qui a pris fin en 2017. C’est un vrai réseau d’experts en technologue éducatives qui échangent sur leurs expériences et partagent leurs ressources pour assurer chacun dans son établissement le support nécessaire à sa communauté.
De plus, le livrable d’ADIP « Guide de bonnes pratiques pour la mise en place d’une formation à distance », a été d’une grande aide. Ce livrable, dont j’ai moi-même fait partie de sa conception, présente des outils utiles pour élaborer un enseignement en ligne selon une ingénierie pédagogique. Je cite la fiche modèle pour un scénario de formation à distance et la grille de conception de cours en ligne.
Comment les enseignants et les étudiants répondent-ils à cette situation inédite en matière pédagogique ?
Des statistiques réalisées au bout de 14 jours après l’entrée en vigueur de la décision de l’Université qui consiste à passer à l’enseignement à distance ont montré des chiffres encourageants : Plus que 100 cours ont été créés sur notre plateforme Moodle avec plus de 2500 ressources et 600 activités de devoirs, 4000 équipes ont été créées sur Teams avec 5000 utilisateurs actifs, plus de 200 sessions en ligne ont été assurées via le compte Zoom de l’Université. Mais il faut mentionner que tous les membres du corps professoral ne sont pas à l’aise avec les outils numériques et il y a une fracture numérique entre ceux qui n’ont jamais, ou peu utilisé le numérique, et les enseignants qui sont adeptes de la technologie plus récente. Pour les membres en rupture avec le numérique, nous réfléchissons à des approches de formation plus compatibles avec leurs difficultés.
Les étudiants sont également confrontés à un certain nombre de problèmes avec les cours en ligne. En ligne, ils peuvent se sentir comme s’ils n’appartiennent pas à un groupe de pairs, ce qui dans la vie réelle insuffle un sentiment de concurrence, motivant tous à exceller. En plus tout ce qui se fait en ligne souffre de la durée d’attention, parce que les étudiants, multi-tâches, vérifient les e-mails, discutent avec des amis, et surfent sur le Web tout en assistant à des conférences en ligne.
Quelles plateformes d’apprentissage à distance privilégiez-vous à l’USJ ? Et à quel point les étudiants en sont satisfaits ?
L’USJ dispose d’un environnement numérique assez riche : au cœur de cet environnement nous avons notre plateforme Moodle.USJ. Si celle-ci préexistait activement à la fermeture de l’Université, son offre a été étoffée afin d’assurer au mieux la continuité pédagogique. Les enseignants peuvent ainsi y déposer des documents, des vidéos qu’ils ont enregistrés, des forums, d’exercices. A cela s’ajoute notre abonnement à Office 365 de Microsoft. Durant cette crise l’outil Teams a été d’une grande efficacité et adopté par la majorité des enseignants à l’Université. Il permet le partage de documents, le travail collaboratif et la communication en temps réel (meetings) ou différé. Des outils de webconférence sont aussi proposés qui permettent aux enseignants de mettre en place des classes virtuelles : il s’agit de Zoom et de Webex. Comme vous avez pu le lire, l’outil Zoom a été affecté par une faille de sécurité. L’outil est déconseillé en attendant que ses vulnérabilités soient réglées.
Pour les étudiants, leur satisfaction ne dépend pas vraiment du type de plateforme autant que du moyen et de la qualité avec laquelle le cours est assuré. Deux problèmes sont soulevés par les étudiants : la connexion internet au Liban (prix et coupure), et le souci de concentration lors de session en ligne.
Comment voyez-vous l’université de l’après Covid-19 ?
À l’heure actuelle, la pandémie de coronavirus force l’expérimentation mondiale de l’enseignement à distance. De nombreux indicateurs indiquent que cette crise va transformer de nombreux aspects de la vie. L’éducation pourrait en faire partie si l’enseignement à distance s’avère un succès. Comment le saurons-nous ? C’est en documentant et en analysant les pratiques des enseignants en ce temps de crise et en récoltant les feedbacks des étudiants. Nous devons garder une trace des classes qui ont bénéficié d’un enseignement à distance et de celles qui ne vont pas si bien. Ces points de données peuvent éclairer les décisions futures sur le moment et la raison pour lesquelles certaines classes devraient être enseignées à distance, lesquelles devraient rester sur le campus et quelles classes intra-campus devraient être complétées par la technologie. Une vraie réflexion sur le vrai sens d’une innovation techno-pédagogique devrait être menée dans les établissements universitaires pour accéder à un véritable changement susceptible de perdurer au-delà de la crise. Et dans cela je pense que l’AUF et en particulier le réseau du projet ADIP aura du pain sur la planche.
Est-il concevable d’imaginer une évolution massive de l’université d’aujourd’hui vers le « tout » virtuel et quelles en seraient les conséquences en termes de relations humaines, notamment dans la relation étudiants/enseignants ?
Une évolution massive de l’Université vers un usage plus développé et plus mature du numérique est évidente, mais pour une évolution vers le « tout » virtuel je ne pense pas que cela est concevable ou au moins pas pour bientôt. En théorie, les conférences qui nécessitent peu de personnalisation ou d’interaction humaine peuvent être enregistrées sous forme de présentations multimédias, à regarder par les étudiants à leur propre rythme et lieu. Ainsi en libérant des ressources de cours, les enseignants disposeront de plus de ressources pour s’engager dans l’enseignement basé sur la recherche, la résolution de problèmes personnalisés et le mentorat. L’Université d’aujourd’hui et de demain comme celle d’hier assume un rôle de socialisation et de formation à la citoyenneté qui, dans le cas libanais connu par sa diversité religieuse et culturelle, s’avère nécessaire et exige un présentiel de tous face à face.
Les étudiants peuvent suivre des cours classiques en ligne à leur convenance et peuvent investir le temps qu’ils passent sur le campus pour le réseautage social, les interactions et l’orientation professionnelle, les travaux pratiques, bref tout ce qui ne peut pas être fait à distance. Il s’agit d’un modèle d’éducation hybride qui a le potentiel de rendre l’enseignement plus abordable pour tout le monde.
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