A l’occasion de la Journée internationale des droits des Femmes 2025, l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF) vous propose de partir à la rencontre de femmes engagées et inspirantes qui façonnent le monde francophone à travers une série de courts interviews et portraits. Trois questions à la jeune chercheuse Rania Kassir, Liban, lauréate du Prix Dolla Sarkis, décerné par l’AUF – Moyen Orient, pour ses travaux sur l’impact du bilinguisme sur les maladies neurodégénératives.
Pourquoi le bilinguisme est-il un facteur important dans l’étude des troubles cognitifs comme la maladie d’Alzheimer ?
Une méta-analyse récente a démontré que le bilinguisme, au même titre que le niveau d’éducation et l’engagement social, constitue un facteur protecteur contre la maladie d’Alzheimer. Le bilinguisme pourrait retarder l’apparition des symptômes d’environ quatre à cinq ans !
Ce mécanisme s’explique principalement par l’entraînement constant de la flexibilité cognitive chez les bilingues. Lorsqu’une personne bilingue passe d’une langue à une autre dans une conversation, elle doit inhiber la langue qui n’est pas utilisée pour activer celle qui l’est.
De plus, des études en neurosciences ont montré que les deux langues sont systématiquement activées, même lorsqu’un individu ne parle qu’une seule langue à un instant donné. Autrement dit, même si une personne s’exprime en français, son cerveau continue d’activer sa seconde langue en arrière-plan.
Cette stimulation cognitive constante joue un rôle clé dans la compensation des premiers signes du déclin neurocognitif, ce qui explique pourquoi les bilingues peuvent présenter des symptômes cliniques plus tardivement malgré une charge pathologique similaire à celle des monolingues.
Parlez-nous de votre recherche
Mes recherches portent sur l’impact du bilinguisme sur la flexibilité cognitive, qui correspond à notre capacité à passer d’une tâche à une autre de manière fluide. J’étudie comment l’interaction entre le bilinguisme et les fonctions exécutives (un ensemble de processus cognitifs qui permettent la régulation du comportement, la prise de décision, la planification et l’adaptation à des situations nouvelles ou complexes) influence les performances cognitives chez des individus âgés en bonne santé. Je les compare à celles de patients atteints de la maladie d’Alzheimer à un stade prodromal [l’un des premiers stades de la maladie, présentant de premières difficultés de mémoire, ndlr.]
Dans la population libanaise, que j’étudie, les monolingues sont extrêmement rares. Mes recherches ne comparent donc pas directement les bilingues et les monolingues, mais plutôt deux types de bilingues :
- Les bilingues dominants, qui possèdent une langue plus forte que l’autre ;
- Les bilingues équilibrés, qui maîtrisent les deux langues de manière similaire.
Les études internationales montrent que les bilingues équilibrés bénéficient d’une meilleure réserve cognitive, ce que nous avons également observé sur notre échantillon libanais.
Dans ce cadre, nous avons développé un index de bilinguisme, qui permet aux cliniciens de déterminer rapidement le type de bilinguisme du patient avant de procéder aux évaluations neuropsychologiques. Cet outil vise à mieux ajuster les tests cognitifs afin d’éviter des erreurs diagnostiques liées au choix de la langue d’évaluation.
En parallèle, nous avons mis en place un ensemble de tests neuropsychologiques, en cours d’étalonnage sur la population libanaise bilingue, où il n’existe aujourd’hui aucune batterie complète spécifiquement adaptée à cette population.
Quels impacts espérez-vous pour vos recherches sur la pratique clinique et le suivi des patients atteints de troubles cognitifs ?
Nous sommes en train de mettre en place des outils et des recommandations, et nous espérons qu’ils pourront améliorer le dépistage et le suivi des patients atteints de troubles cognitifs. Plus de 50 % de la population mondiale est bilingue, et avec le vieillissement croissant de la population, nous avons plus que jamais besoin d’outils spécialisés pour cette population à risque.
Par ailleurs, nous espérons que ces avancées contribueront à une meilleure détection précoce des démences, en tenant compte des spécificités linguistiques des patients. L’objectif est d’optimiser la prise en charge clinique et de garantir un suivi plus précis et adapté aux besoins des personnes bilingues atteintes de troubles cognitifs.
Quelques mots sur Rania Kassir
Orthophoniste, titulaire d’un doctorat en neurosciences cliniques, Rania est chercheuse associée au Laboratoire de Neurosciences Fonctionnelles et Pathologies (LNFP) de l’Université de Picardie Jules Verne à Amiens (France), ainsi qu’au Laboratoire de Recherche en Neurosciences (LAREN) de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (Liban). Elle est également formatrice en intégration de l’intelligence artificielle générative pour les thérapeutes, en mettant l’accent sur ses applications cliniques éthiques.
Le Prix Dolla Sarkis en bref
Créé en 2024 par l’AUF – Moyen-Orient pour perpétuer la mémoire du Professeur Dolla Karam Sarkis, ce prix récompense chaque année deux jeunes chercheurs libanais (40 ans ou moins et déjà titulaires d’un doctorat) qui apportent une contribution remarquable à la recherche scientifique tout en produisant des travaux à impact contribuant à apporter une réponse scientifique à une problématique nationale.
En savoir plus sur la remise de la première édition de ce Prix lors de laquelle Rania Kassir a été récompensée.