Hela Ouardi : J’ai une dette incommensurable à l’égard de la langue française

Hela Ouardi
Hela Ouardi à Paris le 27 fevrier 2019

Hela Ouardi, docteure en littérature de l’Université Paris III – Sorbonne Nouvelle, est professeure des universités en littérature et civilisation française à la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de l’Université de la Manouba-Tunis. Elle est membre associé au Laboratoire d’études sur les monothéismes du CNRS (France). Depuis une décennie, Hela Ouardi a focalisé son attention sur l’histoire de l’islam. En 2016, elle a publié l’ouvrage remarqué Les derniers jours de Muhammad et, depuis 2019, elle a entrepris l’écriture d’un cycle de cinq récits historiques intitulé Les Califes maudits. Hela Ouardi a été élue titulaire de la Chaire « Mondes francophones » rattachée à l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique pour l’année académique 2021-2022. Nous l'avons rencontrée.

1/ Professeure de littérature et de civilisation française, vous êtes aussi l’auteure de plusieurs ouvrages sur l’histoire de l’Islam. Quelle est votre perception de la femme enseignante/chercheuse parmi les spécialistes de l’Islam ?

Il est clair qu’il y a dans le monde musulman une confiscation masculine de la religion (son interprétation, l’élaboration de ses récits fondateurs et de ses lois, etc.). Personnellement et loin des clichés liés au militantisme féministe, je pense que le rôle des femmes doit être plus profond et se manifester dans le renouvellement de la lecture-écriture de la tradition religieuse. J’ai toujours été persuadée qu’une mission décisive attend les femmes issues de la culture musulmane : celle d’une réécriture de l’histoire d’un point de vue féminin ; ceci dans le but de créer un équilibre qui réhabilite le rôle des femmes dans le passé pour que son rôle dans le présent et l’avenir soit valorisé. Je m’inscris dans cette démarche tout comme d’autres intellectuelles francophones issues de la culture musulmane qui m’ont précédée sur cette voie (je pense notamment à Fatima Mernissi et Essia Djebar) et qui ont proposé une nouvelle lecture de la tradition. A ce niveau les enjeux sont vraiment importants car le travail de critique historique assumée par les femmes peut agir sur l’imaginaire collectif, sur la mémoire collective, à travers la reformulation d’un sens nouveau, lui-même issu de nouvelles narrations.

 

2/ Quelles seraient vos principales recommandations pour encourager et soutenir les carrières scientifiques des jeunes femmes au sein de l’espace francophone ?

Ma principale recommandation concerne l’encouragement des travaux scientifiques en langue française. Cet encouragement se situerait sur deux niveaux : en amont, c’est-à-dire au niveau des publications d’ouvrages et d’articles et en aval, c’est-à-dire au niveau de la diffusion de ces publications afin qu’elles sortent un peu de leur caractère un peu « confidentiel ». Plusieurs formules peuvent être envisagées : le soutien financier qui pourrait être attribué aux structures de recherches qui publient des travaux en langue française, la création d’une plateforme sur le net dédiée aux articles scientifiques. Une telle plateforme serait susceptible d’améliorer la visibilité des travaux scientifiques francophones et de favoriser les échanges interdisciplinaires entre chercheurs. Ma deuxième recommandation concerne l’appui à l’organisation de rencontres scientifiques regroupant des chercheurs confirmés et des chercheurs débutants autour de la francophonie car lors de ce genre de rencontres, les projets qui peuvent être mis en place assurent une continuité générationnelle.

 

3/Selon vos perspectives, le choix de rédiger des écrits scientifiques en langue française représente une opportunité d’émancipation professionnelle pour les femmes, pouvez-vous nous en dire plus ?

J’ai une dette incommensurable à l’égard de la langue française. C’est grâce à elle que mes travaux ont été diffusés dans le monde entier ; c’est par la médiation de cette langue que mes livres sont aujourd’hui traduits dans d’autres langues. En tant que tunisienne, la langue française m’a ouvert beaucoup de portes ; je pense que je n’aurais pas pu faire entendre ma voix si je ne m’exprimais que dans ma langue maternelle. Et je dois dire que le choix de la langue française n’a pas été pour moi une simple stratégie de diffusion ; la richesse intellectuelle de cette langue, la posture de liberté dans laquelle elle place son utilisateur me l’ont fait choisir pas seulement comme langue de communication mais comme langue de réflexion et de construction du sens.

 

 

Date de publication : 02/03/2022

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